Robert Mérand
LE PROBLEME DU VOCABULAIRE
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Je voudrais maintenant vous dire dans qu’elle perplexité nous plonge le problème du vocabulaire. En effet, nous le savons, car nous nous heurtons sans cesse à cette question : Pourquoi résistons-nous comme nous le faisons à cette chose très simple qui consisterait à enlever les mots et à en mettre d’autres à la place?
Je voudrais vous dire à quel point dans ma vie d’enfant j’ai eu à un moment donné, un complexe de la panoplie. J’avais un parent qui était forgeron et qui était très bon forgeron. Il avait une panoplie de marteaux qui m’impressionnait. Ce qui fait que je le voyais toujours placé devant le choix du marteau par rapport au travail à faire ; il me disait qu’il n’y a pas de travail bien fait, sans le marteau convenable, et qu’à travail nouveau, il fallait absolument un nouveau marteau. Ce qui fait que, comme je ne savais absolument rien faire dans le domaine de la forge, je me disais :
« Comment pourrais-je bien choisir là dedans ? »,
Je sentais bien que pour taper sur un ressort de montre, il ne fallait pas prendre le marteau que l’on ne pouvait remuer qu’à deux mains, cela est vrai ; mais lorsqu’il y avait deux tâches à peu près semblables à mes yeux, je disais : « Pourquoi celui-là plutôt qu’un autre ? », alors que lui ne se trompait pas.
Eh bien les mots ce sont des outils, ce sont des outils qui ne sont pas pour le travail de la forge mais qui sont pour le travail de la conceptualisation — encore un mot ! — La conceptualisation : c’est l’opération qui transforme un mot en outil, c’est-à-dire qu’elle suppose à la fois la capacité de comprendre correctement et aussi celle d’agir de façon adéquate avec ces mots-là. Evidemment, nous avons eu et nous avons toujours, nous avec vous, le complexe de la terminologie ; mais faut-il renoncer à la panoplie des mots parce qu’ils n’ont pas été inventés par nous ?
Ils ont été fabriqués par des gens qui, dans le domaine où nous nous préoccupons de travailler mieux, sont des gens qui sont de très bons travailleurs, car tous ces mots sont tirés de l’oeuvre de Wallon, Piaget, Piéron, etc.
Tel est donc notre problème. Les mots correspondent — et par conséquent ceux que nous employons — à la nécessité d’un changement ; un changement de position par rapport aux réalités pédagogiques ; un changement d’approche de ces réalités pédagogiques ; un changement quant à notre façon d’évaluer ces réalités et, par conséquent, un changement qui nous amènerait à la maîtrise d’un autre plan que celui où nous sommes vis-à-vis de cette réalité. Un plan que nous voulons plus profond, bien sûr. Un plan qui irait, comme on dit, en- deçà des apparences. On a parlé de la Lune tout à l’heure. C’est vrai qu’un paysan, quand il parle de la Lune, dit : « Demain, il pleuvra ! » C’est vrai qu’un amoureux quand il parle de la Lune, dit : « Comme elle est belle ! »
C’est vrai, qu’à la lecture d’une poésie sur la Lune, on a l’impression d’une musique et c’est vrai, en lisant un rapport de savant sur la Lune qu’on voit des chiffres et des calculs. Mais c’est seulement le savant qui permet d’aller sur la Lune.
Nous ne sommes pas des savants, nous sommes des pédagogues. Sans nous, la fusée qui permettra d’atteindre, avec les enfants d’aujourd’hui, les adultes de l’an 2000, ne sera pas construite et nous nous efforçons pour cette construction de comprendre les mots des savants et de nous en servir, car il nous semble que ce sont seulement ceux-là qui donnent prise sur le réel.
Avec d’autres mots, nous aurons l’impression de comprendre mieux, peut-être, mais alors nous ferons de la poésie, nous exprimerons nos sentiments et nous nous servirons peut-être de l’enfant pour parler d’autre chose.
Comment faisons-nous ? Eh bien, c’est un des enseignements du stage Maurice-Baquet. Nous ne faisons pas une lecture seulement, mais nous organisons une confrontation de ce que nous lisons avec la réalité, et nous ne confondons pas la réalité avec notre pratique concrète. C’est- à-dire que la pratique que nous voulons remettre en question et remplacer par une autre, ne nous semble pouvoir être transformée que si nous organisons, entre autres, cette confrontation. J’ai dit nous ne faisons pas une lecture seulement, mais nous ne faisons pas seulement une lecture aussi, nous savions bien, nous avons bien vérifié nous-mêmes qu’après la première lecture nous n’avons pas compris, après la deuxième non plus, etc. On n’a pas vu à quoi cela sert, mais nous nous sommes astreints à cette discipline de la lecture permanente ; et pas la lecture toute seule, la lecture collective et cette lecture collective impliquant cette confrontation avec la réalité. Alors nous avons trouvé, parmi nous, deux catégories de réactions. Je ne dis pas de camarades, parce que ces réactions sont quelquefois dans le même camarade, elles sont quelquefois au coeur de nous tous. Il y a ceux qui refusent les mots, qui refusent de les employer, mais alors, ils confondent le réel avec leur concret à eux. Il y a ceux qui emploient les mots très volontiers mais alors c’est du verbiage et du vide ; et comme la nature a horreur du vide, on le remplit à nouveau avec les mots qui véhiculent le concret, ce qui fait que les deux positions reviennent exactement au même point.
Alors, nous avons décidé que nous emploierions les mots et qu’il faudrait les charger peu à peu de réalisme pour qu’ils deviennent des outils qui permettent d’être toujours plus efficaces. Entre le mot « spoutnik » et celui de « cosmonaute », il y a des choses extrêmement difficiles à admettre par rapport à la réalité confondue avec le concret ; il y a beaucoup de choses difficiles à discuter et pourtant ces choses sont venues se mettre dans la tête de tout le monde. En définitive, donc, ce n’est pas un problème de mots, c’est une question de méthodes, vous l’avez souligné et vous ne nous avez pas fait une querelle de mots, croyons- nous, vous nous avez fait une critique des méthodes que nous avons employées et nous sommes d’accord pour reconnaître que, sur ce point, nous avons beaucoup à faire.
Au sujet de la complexité, la complexité de la pédagogie. Il n’est pas certain qu’étant évidente à tout le monde, cette évidence soit claire. Alors ne risque-t-on pas de faire comme le mille- pattes ?
Un pédagogue a tellement de choses à affronter et le mille-pattes a tellement de pattes à remuer, qu’il ne sait plus par laquelle commencer s’il réfléchit ; alors il ne bouge plus. Ce qui fait que certains disent : « Donc ne réfléchissons plus et nous avancerons ». Et nous disons : « Vous avez raison », ... lorsqu’on se dirige vers le terrain, vers l’action pédagogique.
Vous avez tort, à partir du moment où vous tournez le dos au terrain pour revenir à la salle. Autrement dit : se mettre en mouvement et agir, c’est un moment de l’acte pédagogique ; réfléchir est un autre moment et les deux ne peuvent pas se faire en même temps.
En ce qui concerne non plus le mouvement mais l’action pédagogique, on a demandé qu’elle soit globale. Nous disons oui, dans le sens où nous venons de dire qu’à un moment donné le pédagogue doit se mettre en mouvement et ne plus réfléchir, mais cela ne signifie pas qu’il n’est pas en train de se donner des points de repères et peut-être que l’expression globale risque de faire perdre de vue la nécessité de ces points de repères. C’est pourquoi nous avons essayé de rendre évident qu’une question pédagogique, quand elle est en cours, doit répondre, comme nous l’avons dit, à une stratégie, elle doit être organisée sur le plan tactique, et elle doit mettre au point des techniques d’interventions.
Si nous travaillons comme cela, les solutions ne sont plus des recettes, car la stratégie nous oblige à être en contact avec le vécu, la réalité concrète et la tactique aussi, et les techniques qui sont les techniques pédagogiques sont subordonnées à la stratégie et à la tactique.
Si nous nous tournons du côté de la réflexion pédagogique, on nous dit c’est le moment où on va analyser. Nous disons non. Ce n’est pas le moment de l’analyse ; c’est le moment d’une opération qui pour nous doit être une application de la méthode de Wallon.
Et la méthode de Wallon consistait à tout instant à analyser, c’est-à-dire à distinguer les éléments ou les parties d’un ensemble, mais en même temps à toujours rapporter ce que l’on a distingué à l’ensemble ; pas d’analyse sans, en même temps, l’examen des corrélations avec les autres parties. Sinon, chaque partie distinguée devient une chose en soi, et à ce moment-là, il n’y a plus de réflexion pédagogique. L’acte pédagogique dans notre esprit c’est donc ces deux types de retour à la pédagogie et nous nous refusons à les opposer, mais nous nous refusons aussi à les mélanger.
Avancer, pour le mille-pattes, c’est suivre la direction où est placée sa tête. Avancer, pour nous, ce n’est pas seulement nous déplacer, c’est nous demander quelle est la direction.
R. Mérand (1970), Plaquette Maurice Baquet Stages 1970 Numéro spécial de la revue Sport et Plein Air CPS FSGT, p. 21-22.